4.1.2 - Les risques de la vulgarisation fictionnelle de l'évolution

Partie

Voici un extrait du docu-fiction franco-canadien réalisé par Jacques Malaterre et supervisé scientifiquement par le célèbre paléontologue français Yves Coppens (co-découvreur de Lucy et promoteur de la théorie du " East Side Story"). Regardez ce passage et répondez ensuite aux questions proposées ci-dessous.

Extrait de "L'odyssée de l'espèce", film de Jacques Malaterre Informations[1]

Question

  • Question 1 : Cet extrait est-il conforme à la théorie darwinienne de l'évolution ?

Solution détaillée
Du lamarckisme pur jus !

La vision offerte ici est celle d'une évolution qui tient directement à l'individu, sa "volonté" et son interaction directe avec son environnement. L'adaptation est comportementale et non génétique.

Le mécanisme évolutif présenté ici est donc lamarckien : sous l'effet de l'environnement, des individus s'adaptent et créent une nouvelle fonction. Il manque la transmission de ce nouveau caractère acquis pour que l'analogie soit complète.

C'est malheureusement une vision empirique assez commune : "la bipédie permet de s'adapter à des conditions particulières" alors qu'il faut comprendre que la bipédie n'est pas le moyen mais la conséquence de la nécessité d'adaptation. On aurait espérée voir évitée cette vision dans un document revendiquant une visée de diffusion de la culture scientifique et présentant une caution scientifique aussi prestigieuse.

Question

  • question 2 : Que manque-t-il comme notion dans cet présentation pour être conforme aux connaissances actuelles sur les mécanismes évolutifs ?

Solution détaillée
Du temps, des variations et la survie différentielle !

Les manques fondamentaux dans cet extrait sont de trois ordres :

  • cette scène pousse à l’extrême la vision ponctualiste développée en paléontologie (voir chapitre 6). Le changement est présenté comme brusque, le moment est scénarisé, solennel. Même la théorie des équilibres ponctués (ponctualisme) développée par Niles Eldredge et Stephen J. Gould ne propose pas de sauts évolutifs instantanés, l'unité reste celle des temps géologiques.

  • il manque indubitablement la notion de polymorphisme comme point de départ essentiel de l'évolution. Tous les individus du groupe présentent les mêmes capacités au même moment. Ce fait n'est pas nécessairement faux mais ne justifie pas ce qui est présenté comme un moment crucial du passage à la bipédie (voir conclusion ci-dessous)

  • quid du processus de sélection dans ce passage ? La survie différentielle des individus en fonction de leur capacité ou par le fruit du hasard (dérive) n'est aucunement présentée. C'est pourtant le deuxième pilier essentiel du processus évolutif tel qu'il est interprété depuis plus de 150 ans.

Question

  • Question 3 : Quel scénario alternatif pourrait-on proposer ?

Solution détaillée
Un scénario moins pathos mais plus juste

Une bonne présentation aurait donc dû nous montrer que dans le groupe, les individus qui pouvaient se maintenir debout le plus longtemps étaient ceux qui échapperaient plus probablement aux prédateurs (la scène suivante à celle présentée aurait pu le faire, malheureusement, seul le hasard de la prédation est montré). Ce caractère est ainsi plus efficacement transmis et se répand au cours des générations.

conclusion

Le danger qu'on a peut-être voulu éviter est une récupération sociologique (eugéniste) de l'idée de sélection lorsqu'elle concerne l'Homme. Pour autant, la sélection est bien un processus qui s'est appliqué à nos ancêtres et qui continue à se produire. Ce fait ne justifie en rien que l'Homme participe activement à ce processus au mépris de la civilisation et de l'humanisme, on ne devrait pas craindre de l'exposer.

Pour être tout à fait honnête avec ce docu-fiction, il faut comprendre que l'objectif n'est pas de décrire le processus évolutif mais de présenter de façon fictionnelle les différentes étapes importantes de l'évolution humaine. Tout n'est par ailleurs pas faux : la bipédie est sans doute ce qui est appelé une préadaptation (voir chapitre 6.2.3.1). La capacité partielle à marcher sur deux pattes présente également chez nos cousins les grands singes serait une adaptation à la vie arboricole et à la suspension aux branches. Elle s'avère aussi potentiellement utile à la vie terrestre en savane. La scène présentée ici est donc celle de la découverte de cette utilité par nos ancêtres.

Malheureusement, les auteurs sont tombés dans le piège qu'ils se sont tendus : à trop vouloir susciter l'empathie, chaque étape de notre évolution est ramenée à l'individu alors que le groupe, la population est la composante importante. Le passage d'une espèce à une autre présentée ici ne relève en rien du phénomène de préadaptation mais bien du mécanisme d'évolution. C'est eux mêmes qui présentent la scène comme la transition d'une espèce qui marche à quatre pattes vers une nouvelle espèce bipède. Cela ne s'est pas passé comme ça...