Des éléments du langage souvent repris dans les textes complotistes
Nous avons précédemment étudié des argument fréquents dans le discours complotiste. Ici, nous nous intéresserons à la langue, au lexique, à la rhétorique qui est fréquente dans les discours complotistes.
Nous reprenons de Danblon et Nicolas (2010)[1] quelques éléments d'analyse qui peuvent aider à repérer des textes porteurs d'une théorie du complot. Cependant, il serait illusoire de s'imaginer qu'il existe un lexique, une syntaxe ou un style qui désignerait de façon sûre des textes complotistes.
Une rhétorique de l'évidence
La rhétorique du complot repose souvent sur le registre de l'évidence. Selon elle, les preuves sont manifestes pour toute personne qui se donne la peine de les chercher et de les comprendre. L'évidence doit alors imposer la conviction, car l'évidence ne se questionne pas, sauf chez les prétendus mauvais esprits que dénoncent les théoriciens du complot. Par exemple, l'analyse critique des images de l'homme sur la lune permet de douter de leur authenticité car la capsule spatiale ne laisse pas de trace sur le sol. S'il n'y a pas de cratère, il devient évident (selon les négationnistes de l'alunissage) que la capsule a été posée sur le sol de notre Terre, et non pas sur la lune. Dans les discours complotistes, on retrouvera des expressions telles que « de toute évidence »
, « nul n'ignore que »
, « on ne va pas rappeler ici que »
.
Une rhétorique qui réunit des personnes qui se sentent victimes
La théorie du complot unit ses partisans, elle inclut dans un groupe les personnes qui se reconnaissent ainsi une identité de groupe. Elles rassurent ainsi ses partisans dans une société atomisée. Cette appartenance est le propre de toute théorie à laquelle on adhère, mais dans le cas des théories du complot, ce sentiment d'appartenance et cette identité peuvent être particulièrement fortes, car ils touchent aux passions liées aux grandes peurs et aux grands espoirs.
Une rhétorique du ressentiment
La théorie du complot use également d'un lexique et d'une expression narrative propres à susciter l'émotion et le ressentiment face aux méthodes, aux discours et aux dégâts sociaux supposés de la conspiration qu'elle dénonce. Pour rendre compte d'un climat de peur, on trouvera des expressions telles que « de source anonyme, on apprend que »
. Pour renforcer le ressentiment ou la jalousie, on insistera sur la richesse, la réussite, les amours, le pouvoir de tel ou tel complotiste...
Une image de soi qui se pare des qualités de la pensée critique
La rhétorique du complot reprend à son compte une valeur essentielle à la pensée scientifique : l'esprit critique. En effet, cette rhétorique met en valeur le doute, l'enquête, la recherche de preuves, la mise en place d'une argumentation logique, cohérente, fondée sur des faits. Il n'est donc pas surprenant que cette rhétorique se développe également dans les milieux qui se revendiquent de la science et de la liberté de penser. La rhétorique de la conspiration se pare d'une vertu critique qui la justifie, qui la valorise et qui stigmatise les intervenants qui la dénoncent. En effet, celui qui remet en question l'existence du complot sera perçu comme conformiste, obéissant, aveugle. On trouvera donc souvent des expressions telles « que tu ne trouves pas bizarre que .... ? »
, « un enfant de cinq ans comprendrait que »
, « des chercheurs rejetés par la science officielle ont bien montré que »
, etc.
Une transformation de la syntaxe
Nous reprendrons ici un seul exemple de transformation classique de la syntaxe dans le discours complotiste. Le présent de généralité est souvent adopté pour exprimer des idées, des théories, des données admises par le plus grand nombre ou par les spécialistes d'une discipline. Par exemple : « les voitures allemandes sont robustes »
. A l'inverse, l'usage du conditionnel établit une distance entre l'énonciateur et son dire, et exprime une pensée moins assertive. Par exemple : « les voitures coréennes seraient, elles-aussi, robustes »
. Dans les discours complotistes, on observe souvent une forme d'inversion : des certitudes y sont alors exprimées au conditionnel comme si elles méritaient de susciter un doute important. Par exemple : « certains témoignages inclineraient à penser qu'il y ait eu des chambres à gaz à Auschwitz »
. A l'inverse, des données mal établies sont exprimées au présent de généralité, comme si elles étaient solides et résistantes aux remises en question. Par exemple : « les médecins prescrivent des médicaments selon les directives des boîtes pharmaceutiques »
.
Une maniaquerie positiviste
Luc Boltanski (2012 : 304-305)[2] montre que le style des textes complotistes se caractérise par une maniaquerie positiviste qui recopie les caractères visibles des textes scientifiques : « Les auteurs [des théories du complot] endossent souvent l'identité du savant ou de l'expert, même, ou surtout, s'ils ne disposent pas d'une autorité certifiée par un mandat ou, au moins, par un titre universitaire. Ils cherchent à donner à leurs démonstrations tous les dehors d'une démarche scientifique, souvent en rajoutant dans la maniaquerie positiviste sur les « vrais » savants eux-mêmes. Envisagés d'un point de vue critique, les récits qu'ils produisent peuvent donc être contestés par des experts sur le terrain même où ils entendent se situer – celui des preuves, des inférences, du calcul des probabilités, etc. Comme le fait en a souvent été noté, ils opposent fréquemment à ces critiques un système de défense qui consiste à étendre le soupçon, notamment en mettant en cause la clairvoyance ou la sincérité de leurs opposants »
.